Au début est l’effarement ! Je suis là en train de vaquer à mon quotidien quand la première flèche me touche, sous la forme d’un post publié sur un réseau social, là où l’on sait bien que l’info et l’intox se succèdent sans ordre protocolaire particulier. Fusillade à Charlie-Hebdo ? En me mettant au volant de l’Autolib qui doit me conduire vers le centre de Paris, je me branche avec plus d’empressement que d’habitude sur France-Info, ma seule vraie drogue avec le café du matin. La confirmation que l’information ne vient pas du Gorafi mais du monde réel tombe comme le couperet d'une édition spéciale. Il est aux alentours de midi et le décompte macabre commence : des blessés, puis 10 morts, puis 11, qui n’ont encore ni nom ni visage. Mais la réalité de l’attaque peut d’autant moins m’échapper que mon cheminement m’amène à passer à quelques dizaines de mètres du lieu où les corps commencent à peine à refroidir. Me voici envahi de gyrophares de sirènes, d'ambulances et de camionnettes de police. Les infos pas encore très étayées se succèdent : ce serait le siège du journal et non la rédaction qui aurait été attaquée.
Pour moi, le film noir connaît alors un entracte, lorsque j’arrive, en retard mais qu’importe, à mon rendez-vous, à l’hôtel de Vendôme. Le luxe, le calme et la volupté d'un salon feutré succèdent au chaos que j’ai laissé derrière moi. Surtout, je me reconnecte avec mon quotidien de journaliste économique. Je suis venu m'entretenir avec un responsable d’une société indépendante de gestion financière dont le succès depuis 10 ans a été tellement phénoménal que je n’ai même pas besoin de la nommer pour que les familiers du secteur la reconnaissent. Bien sûr, mon interlocuteur a eu vent de l’information et nous embrayons la discussion sur la liberté de publier et de penser, mais bien vite, on passe au travail. Face au représentant d’une entreprise au succès indéniable, j’interroge, je taquine, j’essaye de soulever le voile sur les points qui pourraient fâcher. Bref, je fais mon métier et comme j’ai en face de moi un « bon client », qui répond sans détours et sans langue de bois aux questions, la discussion se prolonge pendant deux bonnes heures. Peut-être aussi mon inconscient me fait-il prolonger un peu cet exercice rassurant pour éviter de replonger dans l’horreur.
Car l’horreur que je retrouve de manière radiophonique a désormais un nom, des noms, ceux des victimes, du moins des plus emblématiques. Me voici emporté comme tant d’autres dans une sidération mêlée de tristesse et de colère. Rendu à ma solitude, je me sens incapable de travailler, et c'est avec un certain ahurissement que je reçois tout au long de l'après-midi des emails de voeux pour la nouvelle année et communiqués de presse qui me semblent alors si vides de sens. En revanche, la peur n'a jamais réussi à s'inviter dans ce bizarre cocktail émotionnel. C’est sans peur que je suis allé, au soir de cette première attaque, me joindre à tant d’autres place de la République, partagé entre l’envie d’exploser en sanglots et l'interdiction que je me faisais de céder à telle faiblesse, sans peur aussi que je suis retourné manifester dimanche avec cette incroyable multitude. J’ai vu le mot d'ordre « Je Suis Charlie » affiché ou détourné, à côté de messages plus inventifs, comme celui-ci, magnifique : « 12 balles pour un journal, c’est cher. » J'ai vu des juifs et des musulmans rejoindre des chrétiens devant Notre Dame du Perpétuel Secours pour être ensemble. J'ai vu des Allemands, des Italiens, des Québecquois. J’ai surtout vu ces innombrables Français venus comme moi sans bannière, sans Marseillaise et sans slogan, cette majorité silencieuse qui sait se retrouver dans un moment vital, celle aussi, sans doute, qui a fait de l’abstention le premier parti de France. « Les Français sont nuls en slogans », m’a fait remarqué ma copine Laurence, croisée après le défilé. Laurence est française, elle râle. Tout est normal, comme avant les crimes stériles de trois imbéciles.
C’est justement cette quiétude qui m’a impressionné. Ce n’était pas une manifestation, c’était un rassemblement, une promenade collective, sans heurts, sans bousculade, sans que personne, à part peut-être un ancien président de la République, ne cherche à jouer des coudes pour passer devant. Si ce rassemblement a dépassé tout ce qu’on a pu connaître dans genre, ce n’est pas tant parce que 50 chefs d’Etat étaient présents, c’est parce que les Français me sont apparus comme cette force tranquille et immense, venue dire aux empêcheurs de penser en rond que leur combat est perdu d'avance. Reste à savoir si nos politiciens, si prompts habituellement à opposer les uns aux autres, quand ils ne manipulent pas la haine, sauront entendre. La France n’est ni un hymne, ni un drapeau, la France est un message assourdissant de sérénité.
Emmanuel Schafroth