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28 mars 2010 7 28 /03 /mars /2010 14:58

On ne nous dit pas tout !  Les gens sont méchants ! C'est toujours beaucoup plus pratique d'avoir un ennemi informel plutôt que nominatif : on peut ainsi le critiquer sans qu'il se défende.


Quand il s'agit de critiquer la finance, c'est encore plus pratique, car la bête immonde et honnie a certes des contours suffisamment peu définis pour qu'on puisse s'y attaquer sans risque, mais a cependant un nom, comme le yéti ou le monstre du Loch Ness ! Il s'agit, vous l'avez deviné, du Grand Méchant CAC40.


On ne compte plus les hommes politiques, de droite ou de gauche, et les syndicalistes qui agitent ce chiffon rouge dès que l'occasion leur en est donnée. On les comprend ! Quel plus bel ennemi peut-on rêver que ce CAC40 tentaculaire, besace aussi pratique qu'extensible dans laquelle on peut fourrer pêle-mêle les banquiers et leur bonus, les patrons et leurs parachutes dorés, les actionnaires et leurs dividendes.


Le CAC40, c'est facile à prononcer, à retenir et à manipuler, d'autant que le vulgus pecum en entend parler tous les jours à la radio sans vraiment savoir ce que c'est. Un concept en or massif pour faire du clientélisme politique, ce fameux clientélisme que l'hebdomadaire Mariannedénonce si régulièrement... tout en le pratiquant à tour de bras vis à vis de son lectorat, sur le mode du "tous pourris". En témoigne, dans le numéro 673 daté du 16 au 22 mars, une chronique signée Jack Dion sur ces vilains actionnaires qui ne pensent qu'à "jeter des salariés sur le carreau".

Prompt à voir du manichéisme chez ses confrères (François Sergent, de Libération, s'était attiré ses foudres pour avoir osé critiquer la Russie lors de l'intervention militaire en Géorgie), il n'y va lui-même pas de main morte. Après la fameuse accroche chère aux journalistes - et qui a tendance, dans Marianne, a souffrir d'une hypertrophie marquée - notre homme lâche d'emblée le chiffre qui tue, surtout quand il est totalement dépourvu d'argumentaire : 49 milliards d'euros de bénéfices pour les entreprises du CAC40 en 2009. Compte tenu de ce qui suit, peut-être faudrait-il préciser que ce chiffre livré brut de décoffrage entretient à merveille la confusion entre bénéfices réalisés par les entreprises françaises (36 sociétés du CAC40 le sont) et bénéfices réalisés en France (environ 75% de ce chiffre provient en fait d'activités à l'étranger). Mais passons !


Visiblement à bout de souffle et d'idées à la fin de la première colonne de l'article (les mots "retraites chapeaux" et "dividendes" ayant déjà été lâchés, il faut bien trouver autre chose !), Jack Dion bascule dans la bêtise dès le début de la deuxième. Il nous affirme tout de go que, pour les actionnaires, "la crise n'est plus qu'un lointain souvenir". En effet, les entreprises ont trouvé une recette fabuleuse pour les contenter : leur servir un "dividende survitaminé".
 

Sans doute pour nous prouver son ignorance crasse de la chose financière, notre Jack l'Eventreur (de vérités) prend à ce sujet un exemple magnifique, qui lui permet de nous servir deux idioties dans la même phrase. "Certains groupes, comme Saint-Gobain, sont même allés jusqu'à distribuer sous forme de dividende une somme supérieure au bénéfice enregistré, ce qui confine au mécénat".

Saint-Gobain a décidé de maintenir au titre de 2009 son dividende à 1 euro par action ce qui correspond à plus de 500 millions d'euros distribués au total : un chiffre en effet supérieur au bénéfice annuel (202 millions). On renverra cependant le petit Jack à ses chères études afin qu'il découvre la notion de "bénéfice distribuable" : celui-ci est constitué du bénéfice de l'exercice (diminué des pertes antérieures) auquel on ajoute les sommes portées en réserve (c'est à dire les bénéfices antérieurs qui n'ont pas été distribués). Dans le cas de Saint-Gobain, cet agrégat, qui figure au passif du bilan, représentait plus de 10 milliards d'euros à fin 2009, ce qui relativise le dividende proposé. N'est pas comptable qui veut !


Mais notre journaliste pas très féru de finance d'entreprise aurait sans doute quelque peine à repasser ne serait-ce que son brevet des collèges, étant donné son niveau en mathématiques. Pour les actionnaires qui ont acheté du Saint-Gobain entre 60 et 85 euros en 2007 et détiennent maintenant une action qui en vaut 36, la crise est un peu plus qu'un "lointain souvenir", dividende ou pas. Loin d'être du mécénat, ce dividende-là apparaît comme un pansement encore un peu petit pour la blessure, et il n'est jamais que la rémunération du capital, tout comme le salaire est celle du travail. Rien de neuf dans tout celà !


L'ire du journaliste se porte aussi contre Total. Evidemment, serait-on tenté d'ajouter ! Figurez-vous que notre fin limier découvre avec stupeur que cette société pétrolière préfère investir en Arabie saoudite qu'en France ! Quoi de plus ridicule ! Un peu comme si les Islandais refusaient d'investir dans la culture de la banane. Insensé, avouons-le !


Voici donc Total érigé en archétype de ces sociétés qui pratiquent "l'investissement zéro" en France, préférant aller conquérir des Chine et des Inde où les gens acceptent de "travailler pour un bol de riz". Ah bon ? Les sociétés françaises n'investissent plus en France ?  Que dire de Vivendi ! Les deux tiers des 2,56 milliards d'euros d'investissements réalisés par le groupe en 2009 concernent sa filiale SFR... qui travaille exclusivement en France !


Jack Dion est un homme en colère contre les dividendes, ce "racket", ce "mécénat" des entreprises en faveur de leurs actionnaires. Ce monsieur devrait tout de même se demander comment sont nées ces entreprises, comment elles ont grandi, comment elles se financent, si ce n'est grâce à l'argent fourni par leurs actionnaires, leurs porteurs obligataires et même, parfois, leurs banquiers !


Le courroux est un noble sentiment, mais il est encore plus beau quand il est étayé d'arguments ! Malheureusement, Marianne préfère souvent le bon mot à l'information, la petite phrase montée en chantilly à l'argument, la forme au fond. Caresser le lecteur dans le sens du poil plutôt que de l'informer... Finalement, le résultat n'est pas si différent de celui que montre un certain président hypercommunicant, si souvent brocardé dans les colonnes de l'hebdo. Mais après  la raclée magistrale de la droite aux régionales, les journaux devraient prendre garde à leur tour au vote-sanction. Après tout, il n'y a qu'une lettre de différence entre lecteur et électeur !

Emmanuel Schafroth

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