Dans le petit monde des réseaux sociaux, il y a ceux qui vont bien... et les autres. Déjouant les pronostics de John Cannarella et Joshua Spechlere, deux chercheurs de Princeton qui avaient prédit sa mort pour 2017, Facebook affiche pour l'heure une forme éblouissante avec, en 2016, une augmentation de 17% du nombre d'utilisateurs actifs mensuels, un chiffre d’affaires de 27,6 milliards de dollars et une rentabilité d’exploitation de 45% ! Au dernières nouvelles (celle du troisième trimestre 2016), LinkedIn était arrivé à la rentabilité, grâce à un chiffre d’affaires trimestriel frôlant le milliard de dollars. Et puis il y a un petit oisillon qui, à quelques semaines de son onzième anniversaire, reste singulièrement anémique, pour ne pas dire qu’il bat de l’aile. Déjà sorti de la phase de l’hypercroissance (la progression de 14% du chiffre d’affaires en 2016, à 2,5 milliards de dollars, n’est pas réellement spectaculaire), il reste englué dans des pertes assez importantes (457 millions de dollars en 2016).
Pourquoi il faut sauver le soldat Twitter. Les « métriques » économiques de Twitter ne sont donc clairement pas à la hauteur de sa notoriété et de son impact sur nos vies. Grâce à l’ « intégration » de tweets, l’oiseau bleu s’invite de plus en plus à l’intérieur même des médias traditionnels, qui l'utilisent abondamment comme source (et pas toujours au bénéfice d’une information de qualité, il faut l’avouer). Mais voilà que Twitter sert maintenant d’agence de presse à l’homme le plus puissant de la planète, le président des États-Unis, ce @realDonaldTrump qui s’est attiré 24,3 millions de followers grâce à plus de 35.000 tweets émis depuis son inscription sur le site en 2009. S’il faut sauver le soldat Twitter, c’est qu’il tient une place à part. Entre le très sérieux LinkedIn, idéal pour des échanges professionnels policés, et Facebook, endroit rêvé pour montrer à ses amis la photo de son chat ou de son petit dernier, Twitter a une patte unique, avec ce joyeux désordre où coexistent informations sérieuses, grosses poilades et théories conspirationnistes. L’oiseau bleu, c’est à la fois le troquet en bas de chez vous où vous devez subir les assauts verbaux d’un ivrogne invétéré, la jolie fille qui vous fait un sourire en passant sur le trottoir ou le vieux ronchon qui vous bouscule quelques mètres. En un mot, Twitter, c’est la vie. Avec ses incohérences, ses hasards, ses bonheurs ou ses colères. Et tout ce que le monde compte de sociologues ou psychologues devrait s’y intéresser de près.
Un paradis pour sociologues. Des exemples d’enseignements à tirer ? Prenez le compte du célèbre investisseur Warren Buffett, patron du holding Berkshire Hathaway. Il est déjà amusant de voir que l’anti-geek par excellence, celui qui n’avait pas investi dans internet à l’époque de la bulle car « il n’y comprenait rien », se soit senti obligé d’ouvrir un compte sur Twitter. On peut aussi déduire de l’analyse (forcément rapide) du compte @WarrenBuffett que le Monsieur a de l’humour, son premier tweet annonçant sobrement le 2 mai 2013 : « Warren is in the house. » Un vocabulaire qu’on trouverait plus adapté à un rappeur fort en gueule qu'à ce discret et vénérable homme né en 1930. Puisque seuls huit autres tweets ont suivi depuis lors, on peut aussi conclure qu’il ne communique que sur des thèmes qui sont importants pour lui : un tweet avec photo rappelle ainsi que le PDG d’une des sociétés du groupe est... une femme (Mary Rhinehart, à la tête de John Mansville). Mais il y a mieux ! Warren Buffett n’a jamais pris le soin de suivre le moindre autre compte sur Twitter alors qu’il compte 1,23 million de followers. Le message est ici très fort s’agissant d’un investisseur surnommé « l’oracle d’Omaha » : tout le monde suit Warren Buffett mais Warren, lui, ne suit personne !
Le bal des ambitions humaines. Les élections primaires françaises ont aussi été un moment intéressant sur Twitter. Après la primaire, tout le monde est censé se ranger derrière le vainqueur et le soutenir. Voyons ce que cela donne sur Twitter. Le tweet « épinglé » sur la page de Nicolas Sarkozy, le grand perdant de la primaire de droite, reste aujourd’hui celui restituant son discours du 20 novembre 2016, après sa défaite au premier tour. Suivra un tweet le 27 novembre pour adresser à François Fillon ses félicitations et lui souhaiter « bonne chance », puis plus rien ! On a vu des soutiens plus francs et plus massifs. En janvier, le compte @NicolasSarkozy s’est tout de même « rallumé » pour poster une photo de lui en compagnie de Barack Obama (avec texte anglais, s’il vous plaît) puis retweeter un message de soutien de Guy Drut... à la candidature de Paris aux JO 2024. Le compte d’Alain Juppé est resté plus actif que celui de Nicolas Sarkozy depuis les primaires de la droite, mais le mot clé le plus utilisé ces derniers mois serait plutôt #Bordeaux que #TousAvecFillon. La page présidentielle est visiblement tournée. Du côté de la gauche, le compte @manuelvalls ressemble fort à @NicolasSarkozy : le dernier tweet, daté du 29 janvier, jour de la défaite, rappelle la fierté de son titulaire à avoir « servi cinq ans la France » et appelle les lecteurs à être les garants d’une « gauche républicaine, laïque et réformiste ». Les conseils de celui qui se voit encore comme le chef, mais pas l’ombre d’une félicitation ! @montebourg, lui, a évidemment dit bravo au vainqueur le 30 janvier avant de le retweeter le 5 février, mais le cœur n’y est plus. Twitter, miroir de nos sentiments ?
Assurément, et la manière dont les personnes s'y dévoilent, en tentant de se distinguer parmi les centaines de millions de profils livrés aux yeux des internautes, peut en dire long sur une personnalité. Vous pensiez naïvement que Guy Birenbaum était journaliste dans le service public ? Pas du tout, il « perturbe l’antenne de@FranceInfo » ! À l’heure où les politiciens de tous bords se voient comme des rebelles au système, si les journalistes s’y mettent, nous ne sommes pas sortis l’auberge. Mais c’est la vie... comme Twitter. Sauvons le soldat Twitter !
Emmanuel Schafroth, journaliste et auteur du blog newsfinance.fr (@newsfinance_fr)
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